Quand je regarde la toile, c'est la toile qui m'observe. Elle me fige dans son grand œil lisse et rectangle. Elle attend que j'esquisse un mouvement pour le reproduire à l'identique, à la verticale du tableau. C'est beau, quand c'est encore blanc, quand rien n'est venu altérer la pureté de la surface graineuse. À ce moment-là, le tableau est dans ma tête, l'œil est dans ma tête et d'ailleurs j'y suis aussi. À cet endroit-là, la toile me fait face et je n'ai plus de corps. Je suis une bouche, je remue mes lèvres sèches, ma langue pâteuse. C'est difficile pour moi, je ne sais pas parler. Mais je fais l'effort. Enfin, ma voix surgit. Tonnante, basse, presque monstrueuse. Elle coule, elle gît, elle écume, et chaque son est une tâche sur le tableau. Ma voix continue son chemin douloureux. Les tâches déformées et sombres se multiplient et la peinture durcit comme une roche. Ma voix trébuche. Une longue traînée noire scinde alors la toile. Je module ma voix ; elle se relève, s'époussette, sonde rapidement l'horizon et reprend sa course. Le tableau est assaillit de couleurs vives qui montent en intensité. La course s'accélère. Des tâches bigarrées pleuvent de plus en plus violemment ; motifs piqués. Ma voix. s'envole. C'est mon rêve.
Quand je regarde ma toile, je vois ma gorge. Je ferme les yeux, j'entends la folie. Je relève les paupières, je pleure.
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Cette peinture, je la jette. Oui, maintenant, là, en ce moment même. Je ne veux plus la voir. Elle est moche, elle est laide, accumule les échecs. Plus rien ne me vient, elle m'obsède. Elle m'obsède parce que je l'aime. Elle est douce elle est belle, intelligente, universelle. Je voudrais tant qu'elle soit mienne. Comment faire comprendre que sans elle je ne suis pas égal aux autres Hommes ? Chaque fois que j'ai voulu protester contre des moqueries ou paroles malsaines, elle me laissait seul, en position inférieure au monde. J'aurais peut-être dû ne jamais y penser, ne jamais songer à cette bouche, à ces cordes vocales d'aucune utilité ? Les autres sont ceux qui sont anormaux. Moi je suis fier, moi j'ai de l'audace et de la modestie. C'est beau ? Non, c'est moche. Je suis seul, seul parce que pas même un chat ne comprendrait que je détiens en moi des sentiments humains. Moi aussi j'aime, je pleure, j'ai peur. Quand vient la nuit parfois, dans mon désespoir immense, je perçois un autre moi. Il n'a pas une toile blanche et immense devant lui. Cette énorme toile qui toujours le poursuit. Il est furieux, pas très grand et nonchalant. Il tient entre ses mains, entre ses doigts ce que je ne suis pas. Pourquoi ne pas renoncer ? Pourquoi croire à un rêve non exaucé ? Bouche, bouche, toi qui parles, toi qui guide ta pensée par la rhétorique, pense qu'un jour je saurais plus fort que toi.
Cette toile je la jette. Elle est moche, elle est vilaine. A présent lorsque je la regarde, elle ne représente plus rien. Pour moi tu n'es qu'échec. Apprends donc à peintre, saperlipopette !
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C'est revenu avec le soleil. Le sourire aux lèvres j'ai descendu les marches, mon bois et ma toile sous un bras, mes couleurs dans l'autre. Celle dont les cheveux sont de ficelle m'a ouvert la porte en silence et la chaleur subite m'a embrasé les poumons.
Ce qui est bien ici c'est que ça donne directement sur la Ronde et que c'est là que je travaille. Comme toujours, elle est pleine de vieux pavés brûlants de bras agités et de questions sur les récoltes - les gens d'ici sont des péquenauds. En prime on trouve quelques sales souvenirs qui se traînent dans les recoins, à la porte de l'école primaire et devant chez le boulanger. C'est ça d'être vraiment du pays. Oui définitivement, s'il y a un endroit que j'exècre c'est bien là ; ça tombe bien, je travaille toujours mieux dans l'hostilité.
Je fais jaillir du bleu du rouge du jaune du blanc. Mon tube de noir est mort, il faudra penser à envoyer celle dont les cheveux sont de ficelle m'en chercher un nouveau un de ces jours. Les pinceaux sont là, les mélanges se font, tout est prêt. Il n'y a plus qu'à fixer le village qui palpite, et puis laisser monter, laisser grossir dedans le flux de dégoût de rage et de mépris qui grandit à chaque fois, encore et encore jusqu'à l'envie de hurler -
Et l'explosion. Les mains fébriles qui tracent et repassent des formes fantastiques dont je n'ai su rêvé, qui me dessinent l'échappatoire dont je ne peux pas parler, volutes chatoyantes, libres et loin, si loin de cette médiocrité.
C'est en reposant le pinceau que je vois l'homme orange. Il me fixe avec une sorte d'émerveillement touchant. Comme s'il pouvait comprendre, cet imbécile heureux.
Je lui souris quand même, à cause du soulagement. Quand je viens de peindre je me sens comme après des heures entre les vagues: épuisé mais satisfait. Ca me rend plutôt bienveillant. Et puis sa couleur me trouble. C'est rare un orange d'une telle fougue, il y en a jusque sur les sourcils et les bras.
- Bonjour, excusez-moi je. J'admire beaucoup ce que vous faites, Monsieur, euh..?
Même ses lèvres sont orange sanguine.
Si vous modifiez ces passages, vous postez et j'édite le message